C’était déjà de nouveau mercredi soir et Carla avait envie de pleurer.
Son premier lundi de travail, deux jours plus tôt, avait été tel qu’anticipé, c’est-à-dire : atroce. Elle avait béni intérieurement le Docteur Fenouil de l’avoir fait commencer un mardi. Pas sûr qu’elle serait revenue le lendemain, si elle avait commencé un lundi. Ce lundi, donc, avait été une succession ininterrompue de consultations jusqu’à une heure bien plus tardive que ce que Carla aurait souhaité. Et ce malgré le fait qu’à partir d’une certaine heure, voyant sa salle d’attente au bord de l’implosion, elle avait donné des indications claires à son assistante médicale qui prenait les rendez-vous : je ne vois plus personne aujourd’hui, ce qui peut attendre tu me le mets pour mercredi, ce qui ne peut pas attendre va aux urgences. On ne pouvait pas travailler correctement en voyant autant de gens en une seule et même journée. Dix minutes par personne, le temps de dire bonjour, au-revoir, merci, une signature sur une ordonnance, et au suivant. Elle avait la désagréable impression de travailler à la chaîne et de n’être rien de plus qu’un distributeur de pilules. Pour le paracétamol, tapez un, pour la nitrofurantoïne, tapez deux, pour le valaciclovir, tapez trois, pour un certificat d’aptitude à la pétanque, allez vous faire voir en Anatolie mineure. Sa seule consolation avait été cette fille aux cheveux roses, venue pour une cystite, qui lui avait fait remarquer que les nouvelles revues qu’elle avait déposées le matin-même sur la table basse étaient un changement appréciable.
Fort heureusement, la journée du mardi lui apporta un peu de réconfort, avec ses virées bucoliques sur les routes de campagne au volant de sa Fiat Punto, ses biscuits, ses cafés, ses histoires, et même ses merci jeune fille. Comment ne pas aimer ces journées de visites à domicile ? Rien de très palpitant, juste des vieux qui font aller. Mais Carla avait une affection toute particulière pour les personnes âgées, peut-être parce qu’elle n'avait connu aucun de ses grands-parents. Elle aimait les écouter parler d’un temps révolu, d’un temps couleur sépia, eux qui en avaient vu passer, des générations de mésanges sur les branches des pommiers de leur jardin !
Et puis c’était déjà de nouveau mercredi soir. Et Carla, assise sur le rebord de la fontaine, avait envie de pleurer. Ce qu’elle redoutait avait fini par arriver : quelques heures plus tôt, elle avait dû annoncer une mauvaise nouvelle à une jeune femme à peine plus âgée qu’elle. Le genre de mauvaise nouvelle qui change une vie à tout jamais. Elle avait eu de la peine à retenir ses larmes, durant la consultation. Il y avait eu beaucoup de silences, et puis une main posée sur une autre main. Elle n’avait rien à dire de sensé qui puisse soulager. Alors elles étaient restées longuement comme ça, toutes les deux, hébétées par le tsunami qui venait de tout dévaster, dans le seul murmure des respirations saccadées, des sanglots qu’on essayait de retenir à l’intérieur des murs alors qu’on avait envie de hurler la douleur, mais pas là, pas là, pas dans ce cabinet avec la moitié du village qui attend son tour au sinistre manège des éclopés.
Carla avait oublié à quel point elle pouvait être ébranlée par la souffrance des autres. Elle entendait souvent qu’il fallait qu’elle s’endurcisse, se crée une carapace. Mais devenir insensible, elle n’en avait pas la moindre envie. D’ailleurs, qui souhaite une médecin insensible ? Elle en avait besoin, de cette sensibilité, pour faire son métier. C’était pourtant loin d’être évident de trouver le bon équilibre. Être empathique sans être envahie. Être sensible sans être brisée. Être présente avec la juste distance. Ni trop loin, ni trop proche. C’était si difficile, de poser des limites. Ses limites. Elle se sentait bien trop poreuse, la frontière bien trop floue entre le dedans et le dehors, entre elle et eux, elles, elleux, tout se mélangeait, elle les absorbait. Une éponge. Elle était une éponge. Et parfois, elle avait l’impression de se noyer dans le flot de malheur, de douleur, d’injustice qui se déversait entre les quatre murs de son bureau, une fois la porte close.
Le glouglou incessant de la fontaine l’apaisait et la fraîcheur de l'eau dans laquelle elle avait trempé ses mains jusqu’aux poignets l’aidait à s’ancrer ici et maintenant – hic et nunc, elle aimait le son comme un cliquetis lorsqu’elle répétait ces mots, hic et nunc. Elle ferma les yeux et se concentra sur ses sensations, sur sa respiration qui petit à petit devenait plus ample, plus profonde. La fontaine n’était pas un hasard. C’était une consolation. Un point de rencontre, aussi. Car elle avait furieusement envie de la compagnie d’Angie, qu’elle n’avait plus revu depuis les tartines du samedi matin précédent, et elle espérait le retrouver sur le parking. Elle avait suffisamment bien étudié son emploi du temps, la semaine précédente, pour savoir que c’était à peu près l’heure à laquelle iel rentrait du travail. Le ronflement du moteur qui s’approchait lui confirma cela, ce moteur qui l’avait agacée, la première fois qu'elle l'avait entendu, et qui maintenant sonnait comme une mélodie réconfortante. C’est curieux, tout de même, comme la perception des choses peut évoluer. Elle ne se l’avouait qu’à demi-mot, mais cette nouvelle rencontre occupait un peu trop ses pensées depuis quelques jours...
Elle ouvrit les yeux pile au moment où Angie dépliait avec grâce son mètre nonante hors de son bolide. Iel pivota dans sa direction, releva ses lunettes de soleil sur le front et planta son regard bicolore dans le sien.
— T’as l’air tristou, toi. Qu’est-ce qu’il t’arrive ?
Carla lui fit brièvement part de ce qui la tracassait.
— Passe donc chez moi, on se fait un petit souper ensemble. Ça te changera les idées.
La proposition, directe, lui plut. Angie n’était pas du genre à tourner autour du pot, une franchise inhabituelle que Carla trouvait appréciable. Elle avait même envie de dire : sécurisante.
— D’accord, mais sans vin rouge, cette fois, accepta-t-elle en réprimant un petit sourire. Je travaille demain.
— Pas de souci, j’ai de la très bonne verveine.
Alors qu’elle avait à peine posé ses fesses sur le canapé du salon d’Angie, le téléphone de Carla émit un petit son de cloche, lui signifiant l’arrivée d’un message. Elle jeta un œil à son écran, puis s’exclama soudain :
— J’y crois pas ! Les traitresses !
— Un souci ? demanda Angie depuis la cuisine, où iel était en train de servir deux grands verres d’eau fraîche.
— C’est un coup de Joannie, j’en suis sûre. Je ne sais pas pourquoi mes collègues tiennent absolument à me caser avec le beau gosse du labo qui vient récupérer les tubes tous les matins. Elles se pâment devant ses yeux bleus à chaque fois, même si l’une a l’âge d’être sa mère et que l’autre n’est pas encore majeure. Alors je ne sais pas si c’est la frustration de ne pas pouvoir l’avoir pour elles, ou pour quelle autre obscure raison, mais apparemment elles se sont donné la mission de jouer les entremetteuses et elles ont pris ça très au sérieux, puisqu’elles lui ont filé mon numéro, sans mon accord, évidemment, et qu’il vient de me proposer un rencard.
— Et tu vas y aller ?
— Haha, je te trouve bien curieux. Mais non, je n’ai absolument aucune intention de me remettre en couple de sitôt, alors je vais lui épargner de faux espoirs.
Il lui sembla discerner une lueur de tristesse – ou peut-être de déception, elle ne savait pas bien dire – dans le regard d’Angie lorsqu’iel s’assit à ses côtés et se mit à l’aise, repliant ses pieds nus sous ses fesses. Une impression fugace aussitôt remplacée par un air enjoué, lorsque la conversation dévia sur le contenu du frigo, de la cave et des placards d’Angie, avec lequel il fallait composer pour déterminer le menu gastronomique qu’iels allaient sans tarder se mettre à préparer. Iel lui présentait la liste des ingrédients disponibles avec une telle emphase qu’un simple concombre paraissait un mets des plus raffinés. Iels se décidèrent finalement pour une omelette, avec les œufs des poules de la mère d’Angie, et une énorme salade de crudités, en arrivage direct de leur jardin. Du jardin de qui, elle n’avait pas très bien compris (iel avait dit notre jardin, sans préciser), mais Angie en paraissait très fier et les légumes étaient en effet croquants et savoureux.
Iels avaient mangé au salon, autour de la table basse. C’était une de ces douces soirées d’été qui semblent ne jamais se terminer, de celles qui ont un air de vacances, qui font oublier que l’on est mercredi soir et qu’il faudra se lever tôt demain matin. Par la fenêtre entrouverte, on pouvait profiter des incessantes sérénades stridulantes1 des criquets amoureux et quelques éclats de voix leur parvenaient de la rue en contrebas. Carla étendit ses pieds nus sur l’épais tapis moelleux et rencontra par inadvertance un autre pied nu, pointure quarante-cinq. Ce furtif contact déclencha une sorte d’étonnante décharge électrique qui remonta le long de son échine et ses joues prirent une teinte tomate bien mûre. Angie la fixait de l’énigmatique expression que prenait parfois son visage. Cela devait être, aussi, une de ces soirées propices aux confidences, car, sans qu’elle ne sache tout à fait quels détours iels avaient empruntés pour arriver là, iel entreprit de lui raconter son histoire.
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