Ce qui l’avait fait changer d’avis, Carla n’avait pas réussi à le formuler lorsqu’Angie lui avait posé la question. Mais quelque chose, en effet, l’avait fait reconsidérer son plan inflexible. Celui de ne pas se remettre en couple dans un futur proche et même peut-être lointain. Quelque chose, ou plutôt quelqu’un, qui lui avait posé les bonnes questions, l’avait guidée sur des pistes inexplorées, menée à ouvrir la petite mais solide porte derrière laquelle elle gardait secrètement enfermés les sentiments qu’elle ne s’autorisait plus à éprouver. Qui l’avait aidée à démêler les ficelles qui tendaient ce début de relation, à comprendre les interactions qui s’y jouaient, à identifier si l’autre était une ressource, un appui, un repère ou au contraire un potentiel facteur précipitant vers l’antichambre de l’Enfer.
Elle était arrivée à la fin de cette première séance avec Florence avec deux certitudes. La première : elle n’avait pas identifié de drapeau rouge lui signifiant qu’il était l’heure de fuir (elle pouvait donc raisonnablement – elle aurait voulu dire, scientifiquement, mais elle ne savait pas sur quelles études randomisées en double aveugle baser son raisonnement – accorder sa confiance à Angie). La deuxième : aussi inattendu et effrayant que cela puisse lui paraître, elle était amoureuse.
Trois syllabes qui, prononcées à voix haute, lui avaient fait l’effet d’un cataclysme intérieur. L’évidence qui tombait comme un couperet. Pacte avec le diable ou exquise romance estivale ? Terreur en vue ou réjouissance enchanteresse ? Dans quelle direction toute cette histoire allait-elle donc la mener ? Elle hésitait entre l’envie irrésistible de s’y jeter à corps perdu et l’idée, plus prudente mais moins enthousiasmante, de juste s’y mouiller les pieds.
Rassurée par la bouée de sauvetage que représentait le petit carton sur lequel Florence avait inscrit la date de leur prochaine séance, Carla avait quitté le cabinet de sa psychologue d’un pas décidé et, une fois dans l’ascenseur, avait déclaré à son reflet dans le miroir qu’elle allait se détendre et accueillir le tourbillon avec souplesse et confiance, surfer la vague plutôt que se la prendre en pleine gueule et boire la tasse.
— Alors quand tu m’as fait la surprise de débarquer au cabinet le jour de mon anniversaire, même si ça n’a pas été simple, j’ai accepté que c’était… le moment. Peut-être que si Joannie ne nous avait pas surprises à être si... ostensiblement ensemble, peut-être que j’aurais encore repoussé cette idée qu’on le soit. Ensemble. Vraiment. Peut-être que j’aurais continué à prétendre que c’était une lubie ridicule, que, même si tes bras étaient confortables, tes lèvres douces, ton sourire craquant, tu étais une lubie ridicule, un petit feu de paille qui allait vite s’éteindre, que je ne ressentais rien… Rien qui vaille la peine de prendre ce risque.
Assis·e en tailleur sur le canapé à ses côtés, Angie était resté·e silencieux·se, continuant à la scruter de son regard énigmatique, les yeux humides, le visage troublé.
— Mais j’ai réalisé aussi que je n’avais pas envie de me passer de ta douceur, Angie, de tes regards qui sondent au-delà des apparences, de ce que le battement de ton cœur fait à mon corps, de comment il m’aide à m’ancrer, de tes câlins qui me rassurent, de ta voix qui me fait vibrer dans toutes les cellules de mon organisme. De ta présence tranquille et rayonnante. De ce que tu es et de ce que tu viens bouleverser en moi. J’ai hésité au moins un millier de fois à te raconter tout ça. J’étais terrorisée à l’idée que tu puisses utiliser tout ce que je t'ai dit pour me faire du mal. Je crois que je le suis encore. Un peu. Terrorisée.
Angie glissa sa main dans le bas du dos de Carla, sous le tissu léger de son t-shirt, l’attira vers ellui et enfouit son visage dans ses cheveux.
— Ils n’étaient pas tous comme Dan, hein.
— Qui ? Quoi ?
— Tes ex.
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
— Je vous ai vus ensemble. Il t’aime énormément. Et toi aussi.
— Dan ? Oui. C’est une personne chère à mon cœur.
Carla se mordilla l’ongle du pouce, pensive, puis ajouta :
— Comme toi et Mateo, peut-être.
Elle s’attendait à ce qu’Angie se raidisse, se mette sur la défensive ou balaie la remarque en feignant de ne pas l’avoir entendue. Mais c’est un sourire lumineux qui s’afficha sur son visage.
— Ça se voit autant que ça ?
— Quoi donc ? Que vous avez une connexion particulière ?
Le sourire s’étira encore un peu.
— C’est vrai. Mateo, c’est… quelqu’un de spécial.
Angie ferma les yeux, se caressa la tempe du bout des doigts, semblant réfléchir à la suite, comme s’iel était sur le point de plonger dans des souvenirs très intimes, mais aussi très précieux et très beaux.
— En fait, si tu veux tout savoir, Mateo, c’était mon premier copain. Ma toute première histoire d’amour. J’avais vingt ans, lui quatre de plus, et je me posais des millions de questions. Qui suis-je, où vais-je, où cours-je. Qui aime-je. Mateo, c’est la personne la plus mesurée, précise et minimaliste que je connaisse, dans le sens où il a cette capacité d’atteindre le meilleur résultat possible tout en produisant le minimum d’effort. Et qu’il a toujours l’air de savoir exactement ce qu’il fait et où il va. Si l’optimisation était un sport olympique, il aurait la médaille d’or depuis mille neuf cent nonante-cinq. Je l'ai rencontré un soir dans un bar et j’ai su que c’était avec lui que je voulais être. Grâce à lui, j’ai petit à petit cessé de dériver, perdu sur mon petit radeau dans les eaux troubles de mon existence. Il a été mon port d’attache pendant deux ans, et puis on a réalisé qu’on avait besoin de continuer nos chemins séparément. Mais on est restés très proches lui et moi. Et c’est la première personne vers qui je me tourne lorsque j’ai besoin de conseils. Parce que ses conseils sont toujours très pertinents. Il parle peu, mais tout ce qui sort de sa bouche mérite d’être imprimé en gaufrage doré sur des cartes postales et affiché sur le frigo. Et je te mentirais si je te disais qu’il n’a pas joué un rôle dans mon retour au village…
— Votre complicité saute aux yeux. Et je dois t’avouer qu’elle me rend… jalouse.
— Jalouse ? Je...
Angie se figea, les sourcils froncés. Iel se passa nerveusement la main dans les cheveux. Mais Carla ne lui laissa pas le temps de poursuivre.
— Oui. Je suis jalouse de ce que vous partagez. Mais pas jalouse par rapport à toi et moi. Jalouse par rapport à… tout le reste. J’ai pris conscience en vous voyant que je n’avais aucune personne avec qui je me sentais aussi proche, avec qui ça pouvait être aussi fluide, aussi évident. J’ai tout foutu en l’air, Angie, j’ai coupé les ponts avec mes ami·es, j’ai éloigné tout le monde de moi et j’ai jamais réussi à m’en rapprocher à nouveau. Je crois que j’ai trop honte, que je me sens coupable, que j’ai peur qu’on me fasse des reproches, ça, je ne pourrai pas le supporter. J’en ai trop bavé pour qu’on vienne me reprocher d’avoir été une lâcheuse ou que sais-je. Même Dan, ça faisait huit ans qu’on ne s’était plus revus. Alors que c’était mon plus proche ami et que je l’adore. Huit ans. Et son numéro n’était même plus dans mes contacts.
— Ce n'est pas trop tard pour inverser le cours des choses.
— J’en suis pas si sûre… Je pense qu’il y a des choses qui sont cassées pour toujours.
— Peut-être. Ou peut-être pas. T’en sais rien. Il y a des liens que ni le temps ni la distance ne peuvent briser.
— Tu dis ça parce que je pars bientôt ?
— Je dis ça parce que c'est vrai.
— Comme si les statistiques ne montraient pas que nonante pour cent des couples ne survivent pas à une relation à distance de plus de six mois...
— Tu les sors d’où tes statistiques ? De amouradistance.com ?
Carla réprima un petit rire.
— Je viens de les inventer.
— Oh Carla, comme tu peux être pessimiste !
Sans prononcer un mot de plus, Angie dégagea Carla de son étreinte, se leva du canapé et quitta le salon.
Comme une espèce de coup de poignard, Carla sentit une tension soudaine s’installer entre ses deux omoplates, irradiant vers l’avant, comprimant ses organes à l’intérieur de sa poitrine. Est-ce qu’elle avait dit quelque chose qui l’avait fâché·e ? Pourquoi s'était-iel levé·e subitement, comme ça, sans explication ? Est-ce qu'iel était allé·e crier dans un oreiller, dépité·e par sa vision noire du futur mais néanmoins trop discret·e pour en faire profiter tout le quartier ? Qu’iel reviendrait pour lui dire que tout était fini, qu’iel ne pouvait pas rester avec quelqu’un qui invente des statistiques aussi déprimantes ? Pourquoi avait-elle si mal, tout d’un coup ? Et si c’était un anévrisme de l’aorte qui venait de péter ? Un infarctus du myocarde ? Une embolie pulmonaire ? Est-ce qu’iel allait la laisser plantée là, toute seule sur le canapé, agoniser dans d’atroces souffrances ? Une vague de désespoir soudain la submergea et les larmes se mirent à couler. Elle ramena ses genoux sous son menton et les entoura de ses bras. Elle ne pouvait pas paniquer ainsi à tout bout de champ, cela devenait handicapant.
Au bout de trois éternelles minutes pendant lesquelles Carla avait eu amplement le temps d’élaborer toutes sortes de scénarios aussi fumeux qu’apocalyptiques, Angie reparut dans le salon, un petit tas de papiers dans la main. En regardant de plus près, elle comprit qu’il s’agissait d’une petite pile de cartes postales du même genre que celles qu’elle avait reçues, celles avec les collages dessus. Angie n’avait pas l’air fâché·e. Au contraire, iel semblait presque exalté·e. La douleur au milieu de son thorax s’estompa. Peut-être, tout compte fait, qu’elle n’allait pas mourir ce soir.
— Carla, je te donne une mission, asséna-t-iel en déposant le tas devant elle sur la table basse. Tu as dix jours pour écrire dix cartes postales à dix personnes à qui tu tiens et qui te manquent.



Mais quelle belle idée !