À quel moment tout cela avait pris un tournant plus… oui… enfin… elle aurait été incapable de le dire. Ce qui était certain, c’est que de je ne veux plus jamais me remettre en couple, j’ai trop peur de m’engager, d’être irrémédiablement blessée, de ne jamais y survivre, elle était passée sans grande transition à faisons des choses torrides sur le canapé du salon, explorons nos anatomies et vivons ensemble pour toute la vie et au-delà. Et qu’elle n’éprouvait, pour le moment, pas l’once d’un début d’un soupçon de regret. Bon, ok, ça faisait à peine plus qu’un jour qu’elle osait enfin dire qu’elle était en couple. Mais cela avait quelque chose de particulièrement euphorisant.
Alors, quand Angie lui avait proposé de se retrouver dimanche matin à la fontaine pour aller bruncher au jardin avec ses amis, elle avait évidemment accepté l’invitation avec une joie non dissimulée.
Mais elle ne s’attendait pas exactement à ça. Lorsqu’elle vit Angie s’approcher et relever ses lunettes de soleil sur le front, elle manqua de défaillir. Iel avait maquillé ses yeux, ce qui rendait son regard encore plus ensorcelant que d’habitude, avait troqué ses petites boucles d’argent pour une paire de grandes créoles et était vêtue d’un combishort couleur brique qui mettait en valeur ses interminables jambes et ses bras tatoués.
— Angie, tu es… magnifique ! Comment c’est dieu possible d’être aussi belle !
Puis, se hissant sur la pointe des pieds en prenant appui de la main sur sa hanche, elle ajouta à son oreille en chuchotant :
— Je te trouve très excitante.
À peine eut-elle prononcé ces mots qu’elle sentit ses pommettes s’enflammer. Ce n’était pas le moment de se laisser aller à ce genre de pensées intrusives. Iels allaient bruncher avec des amis, il fallait rester décent. Aussi, elle chassa la pensée de déchirer ce combishort avec les dents – Angie n’aurait probablement pas apprécié qu’elle abime ce vêtement qui lui seyait à la perfection – et tenta tant bien que mal de reprendre une contenance.
Angie attrapa sa main et iels se mirent en route pour le jardin, qui était à une dizaine de minutes à pied du village. Une agréable promenade. Plus encore lorsqu’on la faisait les doigts enlacés à ceux d’un être aimé.
— Depuis quand tu t’apprêtes autant pour aller faire un brunch dans ton jardin ? demanda Carla, que la situation laissait perplexe.
— Depuis quand il y a besoin d’excuse pour s’apprêter comme on en a envie ? lui rétorqua Angie, avec un sourire désarmant.
— En tout cas, tu détonnerais pas dans un défilé de mode. Ma sœur en serait jalouse, j’en suis sûre.
— Je crois pas. Elle est très belle, ta sœur.
— Tu as déjà vu ma sœur ?
— Tu m’as montré son compte insta, Carla.
Sans s’en rendre compte, iels étaient déjà arrivées devant le portail du jardin et Carla ne s’attendait pas, mais alors vraiment pas, à ce qu’elle trouverait de l’autre côté.
La première chose qu’elle vit, c’est qu’il y avait du monde. Bien plus de monde que ce qu’elle aurait pu imaginer – elle pensait retrouver, comme la dernière fois, Val, Mateo et Erwan. Ils étaient bien là, mais il y avait aussi d’autres personnes. L’information atteignit enfin son cortex visuel, puis son cortex préfrontal, et à la faveur de la connexion de quelques neurones, elle reconnut ses deux amies Emilie et Mariam, son pote de médecine Dan, qu’elle n’avait plus revu depuis la fin de leurs études, huit ans plus tôt, ses... parents ? oui, ses parents, pas de doute, c’était bien eux, Marco et Jocelyne Boulon, et, plus en retrait, une belle et grande femme à la longue chevelure châtain, sapée comme un mannequin, qui ressemblait à... Non, ce n’était pas possible ! Sa sœur ? Qu’est-ce qu’elle foutait là, dans ce jardin, un dimanche matin ? Elle vivait à San Francisco et cela faisait bien deux ans qu’elles ne s’étaient plus revues. Il y avait aussi une femme qu’elle ne connaissait pas, un peu plus jeune que ses parents, elle n'aurait pas su lui donner un âge exact, qui lui faisait penser à… hum… Angie. En moins grande et en moins blonde. Sa mère, sans doute.
Mais que faisaient tous ces gens dans ce jardin ? Alors que son cerveau n’était pas loin d’atteindre le point d’ébullition, toutes les personnes présentes se mirent à crier “Joyeux anniversaire Carla”.
Et Carla, sans prévenir, éclata en sanglots. Des gros sanglots, bruyants, entrecoupés de reniflements assez peu élégants et accompagnés de grosses larmes qui dévalaient sur son visage. La raison pour laquelle Carla détestait les surprises. Ne pas pouvoir anticiper les émotions et s’y préparer. Etre prise au dépourvu.
Angie l’attira contre ellui, l’enlaçant par la taille d’une manière qui ne laissait aucun doute sur la nature de leur relation, au cas où quelqu’un en avait encore, des doutes, après les avoir vu arriver main dans la main. Iel frotta son nez contre sa tempe et dit avec douceur dans le creux de son oreille :
— Je suis désolée, ma chouette, je ne pensais pas que cela te provoquerait autant d’émotions. Tu m'en veux pas trop ?
Carla était stupéfaite.
— Je… euh… c’est toi qui as fait… ça ?
Les lèvres pincées, Angie acquiesça de la tête.
Elle aurait vraiment dû lui dire qu’elle n’aimait pas les surprises. Mais en même temps, qu’iel ait fait ça pour elle, parce qu’elle en valait la peine, ça la touchait au fond de son âme.
— Merci mon cœur, continua Carla, entre deux sanglots, c'est…
Ne trouvant pas les mots, elle termina cette phrase par un geste désordonné des bras. Puis, une fois remise de ses émotions, elle entreprit d’aller saluer chacun et chacune des invités.
Droit devant elle se trouvait Dan, qu'elle prit affectueusement dans ses bras, mouillant de larmes sa chemise impeccable.
— Putain, tu m’as manqué, Dan !
Il l’attrapa par les épaules et la fixa de ses yeux rieurs, puis remonta sa main pour ébouriffer ses cheveux bouclés.
— Toi aussi ma belle.
Carla et Dan étaient sortis ensemble, au début de leurs études, mais leur histoire avait duré en tout et pour tout dix-sept jours, au bout desquels ils en avaient conclu qu’il valait mieux qu’ils restent amis. Ce qu’ils avaient fait. Et l’avait fait bien. De toutes ses histoires romantiques, c’était la plus courte, mais aussi la seule à laquelle elle repensait sans avoir envie de trucider l’ex en question après lui avoir arraché les ongles un par un et sans anesthésie, ayant gardé pour Dan une tendresse infinie. Ils avaient passé beaucoup de temps ensemble pendant leurs études, jusqu’à ce que leur travail respectif les éloigne et que les ex suivants de Carla la précipitent dans un isolement social de plus en plus inquiétant. Elle avait raconté cette histoire à Angie. Qu'iel s’en soit souvenue et surtout qu’iel ait réussi à trouver le contact de Dan et à le faire venir ici en disait long sur la beauté de son âme et la rassurait sur le fait qu’elle ne devrait, a priori, pas craindre de replonger dans une nouvelle relation abusive. Quoi qu’il en soit, Dan semblait ravi de la revoir, à en juger du sourire qui illuminait son visage, et lui promit de lui raconter tout ce qui s’était passé dans sa vie depuis la dernière fois, dès qu’ils auraient un moment. Ce qui n’allait pas être pour tout de suite, étant donné qu’elle avait encore une série de personnes à saluer.
Plus loin, elle claqua la bise à Mariam et Emilie, qu’elle avait vues la veille et qui, les friponnes, n’avaient rien laissé transparaître de cette surprise organisée en son honneur. Alors qu'elle s’éloignait déjà pour poursuivre son tour, Emilie lui glissa à voix basse :
— Quand tu m’as dit que tu avais rencontré quelqu’un, tu m’as pas précisé que c’était une femme.
— Angie n’est pas une femme, répondit Carla, un peu plus sèchement qu'elle ne l'aurait voulu.
— J'aurais pourtant juré. Ton mec se maquille souvent ?
Carla soupira. Manquait plus que ça. Connaissant ses amies, elle n’avait pas envisagé que cela puisse être un problème, mais la réaction d’Emilie la faisait soudain douter.
— Iel se maquille s’iel en a envie.
— Ah, hum… iel… je vois.
Emilie lui adressa un petit sourire navré avant de reprendre, un peu gênée.
— Désolée pour le faux pas. En tout cas, tu resplendis et vous êtes très… beaux ? belles ? bellaux ? Je sais pas comment on dit. Bref, vous êtes magnifiques tous les deux.
— C'est moi qui suis désolée, Emi, reprit Carla d’une voix plus douce, tu ne pouvais pas savoir.
— Aller, va rejoindre tes parents qui doivent t'attendre avec impatience et qui sont déjà en grande discussion avec chérichou.
— Par pitié, ne l’appelle pas comme ça. Tu aimerais que j'appelle ton mec chérichou, toi ?
— Je te rappelle que je suis célibataire depuis que j’ai quitté Stefano.
— En parlant de ça, j’ai peut-être un plan pour toi.
— Un plan ?
— On en reparle plus tard. Il faut que je me translationne par là, ajouta Carla en illustrant sa phrase d’un geste de la main.
En effet, il fallait en premier lieu régler l’urgence des parents qui discutaient avec chérichou, alors qu’elle ne leur avait pas encore appris l'existence dudit chérichou. Ça, c'était gênant. C’est donc un peu penaude qu’elle les rejoignit sous l’auvent. Elle n'aurait pas eu besoin de se faire tant d’inquiétude, car tous deux avaient l’air conquis par Angie, qui était en train de leur expliquer quelque chose au sujet de courgettes, et qu’ils semblaient boire ses paroles comme un délicieux nectar ennivrant. Lorsqu’ils remarquèrent enfin sa présence, ils s'empressèrent de l’embrasser et de la féliciter. Elle ne comprit pas très bien si ces félicitations s’adressaient à son vénérable grand âge de trente-trois ans (alors que c’était eux, tout de même, qui avaient œuvré à sa conception, sa mise au monde et son éducation et qu’ils méritaient aussi une petite part des éloges) ou à sa capacité à trouver enfin un·e partenaire de vie digne de respect et expert·e ès courgettes. Ils eurent en tout cas suffisamment de tact pour ne pas relever devant Angie qu’elle avait omis de leur signaler son existence.
Cellui-ci leur présenta ensuite sa mère, Clémentine. Une femme au visage bienveillant, encadré par une chevelure auburn, au regard pétillant, à l’allure gaie et colorée. Elle était vêtue d’une tunique légère sur un pantalon large, un gros collier de bois autour du cou, et lorsqu’elle prit ses mains entre les siennes avec douceur, Carla ressentit aussitôt de l’affection pour elle. Puis, d'une fois qu’iels eurent réussi à brancher leurs parents respectifs sur une discussion commune – la généalogie des différentes familles des villages environnants, ça semblait parti pour les occuper un bon moment –, Carla et Angie se rapprochèrent de Val, Mateo et Erwan, qui étaient en train de disposer des victuailles sur la table et s’empressèrent de leur verser un verre de mousseux et de leur refourguer des flûtes au beurre et des crackers à la tapenade. Les trois amis d’Angie avaient pris la responsabilité du ravitaillement et du service et avaient l’air de se sentir très investis de cette mission.
— Angie, Carla, bicheeeeettes, vous êtes enfin ensemble ! s'exclama Val en battant des mains, renversant au passage la moitié de son verre. Quelle ravissante nouvelle ! Angie, tu es très en beauté, oh là là.
— Venant d’une fille qui, je cite, ne veut s’encombrer ni d’un mec ni d’une meuf, je trouve cette réaction bien enthousiaste, rétorqua Mateo, un sourire en coin.
— Teo, ce n’est pas parce que je n'ai ni envie ni besoin de ce type de relation que je ne peux pas me réjouir du bonheur des autres ! répondit Val en levant les yeux au ciel, l’air légèrement exaspérée.
— Je sais, Val, je sais, tu me l’as déjà dit, quoi, cinquante mille fois ? Au moins. Aurais-tu oublié que te taquiner est ma passion favorite ?
— Avant “remplir le lave-vaisselle comme s’il s’agissait d’une partie de tetris niveau cinquante-deux” ?
Carla était déjà explosée avant d’avoir bu sa première gorgée d’alcool. Toutes ces émotions l’avaient lessivée propre en ordre. Elle enfouit son nez dans le creux du bras d’Angie, à défaut d’avoir une taille suffisante pour parvenir à l'enfouir dans son cou, là où iel sentait si bon le pamplemousse. C’est à alors qu’elle réalisa qu’elle n'avait pas encore parlé à sa sœur. D’ailleurs, où était-elle ? Jetant un coup d’œil à la ronde, elle finit par la repérer près d'un plan de tomates et indiqua à Angie qu'elle allait la rejoindre.
— Elena !
— Carla !
Les deux sœurs se tombèrent dans les bras en pleurant. Elles étaient si émues de se retrouver après si longtemps.
— Tu es venue exprès de l’autre bout du monde pour mon anniversaire ? lui demanda Carla, décontenancée.
— J’étais à Paris pour un défilé et lorsque ton amie m’a contactée, je me suis dit que je ne pouvais pas ne pas venir !
— Tu serais repartie à Los Angeles sans passer nous voir, sinon ?
— San Francisco.
— Ouais, bon, tu serais repartie là-bas sans passer nous voir ?
Un silence gêné s’installa, qui signifiait exactement ce qu’il signifiait.
— Angie mérite vraiment une place au Panthéon, alors, lâcha Carla dans un soupir. Tu me manques, soeurette, tu sais.
— Toi aussi, souffla Elena en replaçant une mèche de cheveux derrière l’oreille de Carla. Je suis contente de voir que tu vas bien. Tu es rayonnante, je sais pas si c'est l’effet de la campagne, ou si... Papa m’a dit que tu travaillais ici au cabinet médical pour l’été. Tout se passe bien pour toi ? Ca te plaît ?
Elle n'attendit pas la réponse avant de poursuivre, d’un air que Carla aurait pu qualifier d’admiratif :
— Mais en revanche, personne ne m’a parlé de cette sublime personne avec qui tu sembles être en couple.
A ces mots Carla se sentit rougir. Elle devait reconnaître qu’entendre sa sœur parler ainsi d’Angie lui faisait extrêmement plaisir.
— C’est normal, c’est tout frais…
Elle ne précisa pas que cela faisait à peu près quarante-sept heures et vingt-huit minutes que leur relation était plus ou moins officialisée.
— Elle a intérêt à être à la hauteur. Sinon elle aura affaire à moi personnellement, c’est une promesse. Je ne laisserai plus jamais personne faire du mal à ma grande sœur adorée. Je ne laisserai plus jamais personne te traiter comme tous tes connards d’ex t’ont traitée !
— Sauf Dan, la reprit Carla d’une toute petite voix.
— Mais Dan compte pas, Carla, vous êtes restés dix-sept jours ensemble et il est devenu ton meilleur ami.
Après un temps qui sembla une éternité, Carla posa finalement la question qui lui torturait l’esprit.
— Tu repars quand ?
— Demain matin tôt, je reprends le train pour Paris. Je reste chez papa et maman ce soir. On pourrait leur proposer de faire un petit souper tous les cinq, ce serait chouette, non ? Toi, moi, eux... et la sublime personne qu’il faut que tu me présentes.
— Angie, souffla Carla. Iel s’appelle Angie.
Alors qu’Elena s'était mise en route pour faire part de sa proposition à leurs parents, une main aggripa le poignet de Carla.
— Alors, ce plan ? Il faut que tu m’en dises plus !


