Le Plan était peut-être un plan foireux, mais ça, elles ne pouvaient pas le savoir avant d’avoir essayé. Cette idée avait germé dans la tête de Carla lorsqu’elle avait enfin connecté les points : d’une part, son amie Emilie ne cessait de se plaindre de son célibat depuis qu’elle avait quitté son ambulancier d’ex ; de l’autre, Carla avait sèchement refusé un rencard à ce qui était, selon Joannie, un mec trop canon, qui devait présentement être en train de s’apitoyer sur son triste sort, le pauvre. Si on s'appliquait bien, on pouvait voir apparaître un motif.
— Mais oui, s’exclama Carla, un peu pompette, j’écris à Kilian pour m’excuser et j’en profite pour lui dire que j’ai une copine incroyable qu’il peut inviter à boire un mojito à ma place. Tu aimes les mojitos, au fait ? Ou je dois proposer autre chose ?
— Carla, ce mousseux ne te convient pas, répondit Emilie en posant une main sur le front de son amie. C’est une idée de merde.
— Non non non, au contraire, c’est une idée de génie !
— On devrait t’interdire de boire de l’alcool.
— Oh, j’ai bu à peine un verre !
— C’est ce que je disais, on devrait t’interdire de boire de l’alcool.
— Tu as raison, fit une voix derrière elle, Carla ne tient vraiment pas l’alcool.
Carla n’avait pas besoin de se retourner pour savoir à qui elle appartenait, cette voix qui provoquait des pulsations brûlantes dans son bas-ventre. Un sourire un peu honteux se dessina sur ses lèvres.
— Angie… il y a des choses qui devraient rester entre nous.
— Qu’est-ce que vous faites ? reprit-iel en posant une main chaude sur l’épaule dénudée de Carla. Vous avez un air de conspiratrices.
Carla entreprit de lui raconter dans les détails son Plan. C’était toujours utile d’avoir un avis extérieur. Et contrairement à ce qu’elle s’était imaginé, Angie ne trouva pas son Plan si foireux. Juste un peu, peut-être. Iel déposa un tendre baiser sur son front avant de les laisser à leurs manigances dignes des plus fins stratèges.
Carla sortit son smartphone et ouvrit l’application de messagerie instantanée pour retrouver sa conversation avec le convoyeur du labo. Puis elle fit mine de réfléchir avant de taper un message, qu’elle montra à son amie.
Salut Kilian, désolée de m’être comportée aussi froidement et désolée aussi pour le café sur le pantalon (j’espère que tu as pu ravoir la tache et que tu n’as pas eu besoin d’une greffe de peau). Je réitère mon absence d'intérêt pour ta proposition de rendez-vous, par contre, tu peux inviter mon amie Emilie à boire un mojito à ma place. C’est une personne super chouette (je ne serais pas son amie, sinon), elle est jolie et célibataire et elle te racontera elle-même le reste si tu as envie d’en savoir plus à son sujet. Tu as son accord pour la contacter sur le numéro que je t’envoie dans le prochain message.
PS : Si les choses se concrétisent entre vous, sache que tu as intérêt à être un mec bien et à te comporter comme tel jusqu’à la fin des temps ! Sinon, je prendrai les mesures qui s’imposent.
Elle ne précisa pas quelles mesures, mais il était évident que cela se ferait avec une pince et un scalpel et surtout sans anesthésie. Arracher les ongles, s’entend. Le sort réservé aux hommes qui se comportaient comme des connards. Mais elle n’avait pas encore eu le cran de s’occuper de ceux qui croupissaient dans sa galerie de portraits d’ex. Et aussi, elle avait quelques doutes sur la légalité de l’affaire.
— Ça te convient ?
Emilie lut attentivement et approuva le contenu du message, en marmonnant un truc qui ressemblait fort à interdire de boire de la colle. Puis Carla cliqua fébrilement sur la petite icône en forme d’avion en papier. Envoyé. C’était envoyé. Deux V verts s’affichèrent presque instantanément, signe que Kilian avait non seulement reçu le message, mais l’avait aussi lu – ou du moins vu. C’était désormais trop tard pour faire marche arrière.
Lorsqu’elle revint vers Angie, dont le contact des doigts sur sa peau lui manquait atrocement depuis la dernière fois où iel l'avait touchée, dix minutes auparavant, elle constata avec plaisir que Dan était en grande discussion avec Mateo et Erwan, comme s'ils étaient potes depuis trente ans. C’était si bon d’avoir ses proches autour d’elle, surtout celleux qu'elle n’avait plus revu·es depuis trop longtemps et qui faisaient à nouveau partie de son paysage, grâce à cette sublime personne en combishort qui lui lançait des regards incandescents.
Plus tard, dans la cuisine de ses parents, alors que ceux-ci étaient déjà partis se coucher, Carla s’autorisa enfin à se laisser aller contre la poitrine d’Angie, que sa sœur mitraillait de questions. Elle écoutait d’une oreille distraite leur conversation, au bord de la somnolence. La journée l’avait épuisée.
Elena s’enflammait, comme à son habitude lorsqu’il s’agissait de parler de sa passion.
— Tu n’as jamais pensé à faire du mannequinat ? Tu devrais ! Franchement, sur un podium, avec ce combishort, tout le monde se décroche la mâchoire sur ton passage, je te le garantis.
— Non, ça ne m’a jamais tentée, je dois te dire, répondit Angie en caressant rêveusement l’arrière du bras de Carla. De toute façon, c’est plus de mon âge, ces choses-là.
— Plus de ton âge, voyons, mais t’as quel âge ?
— Trente-six.
— Tu les fais pas ! Bon, imagine quand même, une robe Dior, longue, noire, cintrée, évasée, juste décolletée comme il faut... Ça doit t’aller à merveille. Avec ta silhouette...
— Peut-être. Je ne sais pas. J’ai jamais porté de robe Dior.
— C’est quoi ton style ?
— Même chose que ce que tu viens de décrire, mais la version qui coûte pas un rein. J'aime bien les robes longues, particulièrement les robes dos nu ou bustier. Et les robes victoriennes gothiques.
À ces mots, Carla émergea en sursaut de son semi-coma.
— Pardon ? Tu m’as jamais dit ça.
— Tu m'as jamais demandé.
Trois semaines qu’iels se voyaient presque tous les jours et voilà que sa sœur débarquait et qu’après quelques minutes à peine elle en savait déjà plus qu’elle sur les goûts vestimentaires de son amoureux·se. Elle réalisa avec stupéfaction que jusqu’au matin même elle n’avait pas imaginé qu’Angie se maquille ou porte des vêtements genrés féminins. Ça ne lui était juste pas venu à l’esprit. Une sorte d’hémianopsie sélective. Un angle mort. Un impensé. Jusque là, elle l’avait toujours vu avec des habits non genrés ou stéréotypiquement masculins – shorts cargo, pantalons de training, salopette de travail, t-shirt coupe droite, caleçon – et, avec son torse plat, ses pecs musclés, sa voix grave et son mètre nonante, iel pouvait sans autre passer pour un mâle lambda. Elle était mortifiée de constater à quel point elle souffrait d’étroitesse d’esprit, alors qu’elle pensait pouvoir se vanter sans ciller d’être cette médecin ouverte et déconstruite. À d’autres ! Pourtant, Angie en robe, c’était une image séduisante. Très séduisante, même. En réalité, ce n’était pas tant l’idée d’Angie en robe qui n’avait pas été envisagée que l’idée d’elle-même avec Angie en robe. Et surtout l’idée d’elle-même irrésistiblement attirée par Angie en robe. Elle comprenait maintenant pourquoi elle avait réagi aussi sèchement aux questions d’Emilie, plus tôt. Même si ça lui coûtait de l’admettre et qu’elle devait ravaler son amour-propre, son ego et toutes ces projections qu’elle se faisait d’elle-même, ce qui la dérangeait, au fond, c’est qu’on pense qu’elle était en couple avec une femme. Car c’était précisément ça qui était resté un impensé.
Sur le chemin du retour, alors qu’iels venaient de dépasser le rond-point à l’entrée du village, Angie brisa soudain l’épais silence qui s’était installé en elleux depuis qu'iels avaient pris place dans la voiture. Le trajet n’était pas long, quelques kilomètres, mais cela avait suffi à Carla pour se laisser gagner par une somnolence irrépressible.
— Elle tient à toi.
— Qui donc ? demanda Carla, émergeant péniblement de sa torpeur.
— Ta sœur. Elle tient vraiment à toi. Je veux dire : vraiment.
Angie, concentrée sur la route, ne pouvait pas voir le sourire qui se dessina sur les lèvres de Carla.
— Pourquoi tu dis ça ?
— Parce que ça se voit. Et aussi parce que…
Iel sembla hésiter mais finit par poursuivre.
— Elle m’a prise à part, tout à l'heure, pour me dire que je n’avais pas intérêt à te faire du mal, et que dans le cas contraire elle viendrait s’occuper personnellement de mon sort. Et la décence m’empêche de te révéler ce qu’elle me réserve dans ce cas. Ce qui est certain, c’est que ça a l’air de faire très mal et d’être passible de la prison à vie.
Carla émit un petit rire à cette idée, mais se renfrogna aussitôt lorsqu’Angie ajouta :
— Elle a parlé d’ex toxiques, aussi. De relations abusives. De…
— Dis rien, la coupa-t-elle sèchement.
Violence conjugale. C’était le mot qu’elle ne voulait pas entendre. Si on ne disait rien, ça n’existait pas. Cela ne la concernait pas.
Recroquevillée dans le siège passager, elle ne savait pas si elle devait en vouloir à sa sœur ou au contraire lui être reconnaissante d’avoir jeté cet énorme pavé dans la mare. Ce qui était certain, c’est que là, tout de suite, elle ne se sentait pas très bien.
— Carla ? C’est la raison pour laquelle tu fais des crises de panique ? Celle pour laquelle tu m’as dit que tu ne voulais pas te remettre en couple ? Que tu es effrayée à l’idée que nous soyons ensemble ? C’est ça, les casseroles que tu traines ?
Carla ne répondit rien. La grosse boule qui s’était formée dans sa gorge l’empêchait de parler, de respirer, même. Elle avait cette impression sournoise que son estomac avait fait un saut périlleux arrière complètement foiré et était resté coincé dans une très mauvaise posture qui lui donnait la nausée, et les larmes n’étaient pas loin de déborder de ses paupières ensommeillées. Elle tourna son visage vers la fenêtre pour regarder dehors, mais ne rencontra que son reflet aux traits déformés par les émotions qui venaient soudain de l’envahir et qu’elle n’arrivait pas à identifier. Tristesse ? Colère ? Angoisse ? Tout ça à la fois ? Ou rien. Elle ne savait rien, sinon que c’était trop. Elle n'était pas prête.
La voiture ralentit et Angie se parqua. Iel éteignit le moteur, tira le frein à main, posa ses deux mains sur le volant. L’habitacle s’était rempli d’un silence poisseux qu’aucune d’elleux ne semblait oser rompre. Alors qu’elle continuait à fixer la vitre, les mâchoires serrées, elle sentait le regard d'Angie sur elle comme un rayon brûlant. Elle se sentait vulnérable comme jamais, grande ouverte, exposée. Il suffisait à Angie de tendre la main pour arracher son cœur.
Et puis. Ce serait fini.
Pourtant, lorsqu’iel tendit la main, une éternité plus tard, ce ne fut pas pour la dépecer de ses longs doigts cruels et la dépouiller de ses organes vitaux. Non. Avec une infinie douceur, iel la posa sur la cuisse de Carla et, avec la même infinie douceur dans la voix, iel lui demanda :
— Qu'est-ce qui t’a fait changer d’avis ?



C'est finement mené, c'est doux et drôle ! Pouuulala