Carla gara sa voiture au bout de l’allée, à l’ombre d’un grand châtaignier. Ses yeux lui démangeaient horriblement et, malgré le fait qu’elle avait gardé les fenêtres de sa voiture fermées, elle ne cessait d’éternuer. Foutues allergies.
C’était donc là. Trouver l’endroit n’avait pas été simple, malgré les explications du gardien qui lui avait ouvert le portail en bougonnant. Il faut dire que la jeune femme n’était pas dotée d’un sens de l’orientation particulièrement développé et elle avait tourné en rond un bon moment avant de repérer le mobile home qu’elle cherchait. Il lui suffit de jeter un coup d’œil au petit chalet de bois pour constater que celui-ci n’avait, de toute évidence, plus rien de mobile. Il était ceint d’une clôture en croisillons de bois, d’un jardin fleuri méticuleusement entretenu et d’une terrasse aménagée avec soin, chaises longues et barbecue compris. Un petit chemin dallé, bordé de roses et de pivoines, menait à l’entrée, dans laquelle se tenait un homme âgé qui lui faisait signe de s’approcher. Elle constata avec soulagement qu’elle était attendue.
— Mais entrez donc, ma femme a fait du café. Avec ou sans sucre ?
Gênée, la jeune femme accepta la tasse qu’on lui tendait avec insistance.
— Sans sucre, merci.
L’homme lui indiqua le salon au bout d’un petit couloir dont le sol était recouvert d’un linoléum qui n'était manifestement plus de première jeunesse. Les bords rebiquaient joyeusement et chaque pas déclenchait un petit schlurp plutôt désagréable au moment où la semelle se détachait du revêtement poisseux. Avisant le regard de la visiteuse qui détaillait la pièce avec attention, il expliqua :
— Ça fait bientôt cinquante ans qu’on vit là, avec Marguerite.
Carla manqua de s’étouffer avec son café.
— Ah oui, ma petite, vous n’étiez certainement pas née à cette époque-là, ajouta-t-il.
Et Carla crut déceler un éclair malicieux derrière les lunettes à double foyer. Atypique. C’est le mot qu’elle avait spontanément envie d’utiliser pour désigner ce couple âgé qui vivait à l’année dans un camping au milieu d’une châtaigneraie depuis plusieurs décennies. Elle se demandait comment ils passaient l’hiver, si les murs étaient suffisamment isolés et comment ils chauffaient leur logement. Mais elle garda ses questions pour elle-même, elle n’était pas là pour ça. Elle s’éclaircit la gorge avant de s’exprimer. C’était la première fois qu'elle faisait ça seule et, malgré la gentillesse qui émanait des deux personnes qui l’avaient accueillie, elle se sentait nerveuse.
— Écoutez, il va falloir que vous m’expliquiez un peu comment procéder. Je ne voudrais pas trop bouleverser vos habitudes.
Tandis que la jeune femme ouvrait sa mallette sur la table basse, Marguerite les rejoignit dans le salon en trottinant, une assiette de biscuits à la main. Elle entreprit de lui expliquer ce qui était attendu d’elle ici.
— Alors d’habitude il nous demande comment on va, s’il y a eu des enquiquinements depuis la dernière fois. Moi, par exemple, c’est le cœur. Il tape pas toujours droit, des fois il danse la gigue. Alors il me donne des pilules. Et le dos qui fait mal. Mais depuis qu’on a acheté un matelas à mémoire de forme, je dors beaucoup mieux. Marcel il voulait pas, il disait que notre matelas était encore bon, qu’on allait pas changer un matelas presque neuf. Hein Marcel tu voulais pas, mais dis-lui, à la jeune fille, que toi aussi tu dors mieux depuis qu’on a changé de matelas.
Carla écoutait attentivement, hochant la tête à mesure. D’un signe du menton, elle encouragea Marguerite à poursuivre.
— Ensuite, il sort son te-tso, pardon, son tes-to-scote.
Elle avait bien détaché les syllabes, en articulant exagérément.
— Elle bute sur les mots des fois, hein Marguerite, fit remarquer son mari.
— Oh Marcel, laisse-moi finir. Donc il sort son testoscote, son autre machin là qui se gonfle autour du bras et la pince du doigt, vous savez comment. Des fois, il fait aussi des prises de sang, mais ça, il l’a fait à la dernière visite et c’était tout tip top, d’après ce que Martine a dit au téléphone hier, quand elle a appelé pour nous dire que ce serait vous qui passeriez aujourd’hui. René nous avait bien expliqué qu’il aurait une remplaçante pour l’été, très gentille, il a même précisé, mais je pense que Martine a eu peur qu’on oublie. C’est vrai qu’on aurait été surpris de vous voir à la porte. Mais elle se fait du souci pour rien, Martine, on a une excellente mémoire, tous les deux.
Elle resta pensive un instant, l’air de se demander où elle voulait en venir.
— Voilà voilà, finit-elle par conclure en secouant ses boucles grises parfaitement permanentées. Et puis à la fin il nous refait l’ordonnance si y’a besoin. Mais y’a pas toujours besoin. Marcel, va voir chercher la boîte des pilules, que la jeune fille regarde.
Carla ne releva pas. Certes, elle n’appréciait pas particulièrement le titre de jeune fille dont la femme persistait à l’affubler, mais elle réalisait bien que c’était exactement ce qu’elle devait paraître aux yeux de Marguerite et de Marcel, dont l’âge cumulé dépassait bonnement les cent septante ans. Une jeune fille.
Laissant ces considérations linguistiques – bien qu’elle eût vraiment aimé que l’on parle d’elle en d’autres termes –, elle entreprit plutôt de leur poser quelques questions sur leur état de santé actuel et leur demanda s’ils avaient d’éventuelles plaintes depuis la dernière visite. Des douleurs, des palpitations, de l’essoufflement. Rien de tout ça ? Le transit, le sommeil, le moral, l’appétit. Comme un jeune homme ! Puis, suivant la procédure, elle sortit son stéthoscope, son tensiomètre, son saturomètre, qu’elle aligna bien en évidence et dans l’ordre sur la table basse, et entreprit de les examiner. Le cœur de Marguerite battait de son poum poum lent et régulier, les poumons de Marcel sifflottaient un peu, rien de très inhabituel si elle s’en tenait aux dernières notes qui figuraient dans le dossier – et Marcel confirmait, rien de très inhabituel. Les signes vitaux étaient rassurants, tout allait bien, les deux retraités étaient encore en bonne forme. La jeune femme jeta ensuite un œil à la boîte des médicaments qu’on lui avait amenée. Elle débordait. Des antibiotiques, des anti-spasmodiques, des anti-douleurs, des médicaments contre les brûlures d’estomac, des anti-hypertenseurs, de l’aspirine, des pilules contre les nausées, d’autres contre les diarrhées, des comprimés contre le rhume, des vitamines, du calcium, du fer, des somnifères, des sirops contre la toux, des pommades diverses et toutes sortes de pilules non identifiées, de formes et de couleurs variées, qui trainaient tout au fond – un stock qui aurait aisément permis d’équiper un hôpital de campagne. Carla ouvrit de grands yeux ronds.
— Vous prenez tout ça ?
— Non, non, la rassura Marcel. Mais on sait jamais, ça peut toujours être utile.
Surtout les poignées de pilules non identifiées, avait-elle envie de rétorquer, très utile en effet. Au lieu de quoi elle fouilla dans sa mallette et en sortit la liste des traitements de ses deux patients.
— D’après les indications que le Docteur Fenouil m’a fournies, Marcel vous avez seulement les sprays pour les poumons. Et Marguerite, un béta-bloquant et le Sintrom.
— Priez pour nous, répliqua aussitôt Marcel.
Carla réprima un petit rire en voyant que Marguerite levait les yeux au ciel en soupirant, comme si elle avait déjà entendu cette blague au moins des centaines de fois – ce qui devait assurément être le cas. La jeune médecin examina une à une les boîtes diverses, les tubes entamés et les plaquettes à moitié consommées. Les dates de péremption étaient pour la plupart déjà dépassées depuis belle lurette, les pommades séchées collaient les bouchons, les comprimés s’effritaient dans leurs blisters percés.
— Il va falloir faire un tri, lâcha-t-elle avec sérieux.
La sentence ne plut pas aux deux retraités. Marcel argua qu’elle était trop sévère, qu’il y avait encore des choses bonnes par là-dedans et que la pommade noire ça dure des années, ça périme jamais, ça. Il fallut user de patience pour négocier d’amener le carton à la pharmacie, qui se chargerait d’éliminer les médicaments passés de date ou inutiles et de leur fournir en échange une petite trousse d'urgence mieux adaptée. Avant qu’ils ne puissent changer d’avis, la jeune femme cala la grosse boîte sous son coude et se leva prestement.
— Bon, on se revoit quand alors ?
— Le Docteur Fenouil vient une fois par mois, répondit Marcel. Moi je trouve qu’il aurait pas besoin de venir aussi souvent, mais il dit qu’il veut nous garder à l’œil, ma foi.
— Je pense qu’il a raison, rétorqua la médecin. À votre âge, le moindre pépin de santé peut vous coûter votre autonomie. J’imagine qu’il préfère continuer à surveiller régulièrement que tout se passe bien et pouvoir réagir rapidement si besoin.
— À mon avis, ajouta Marguerite, il ne l'avouera jamais, mais il vient surtout pour mes biscuits. D’ailleurs, vous ne les avez pas encore touchés. Vous n’allez tout de même pas partir sans les avoir goûtés ! Allez, prenez-en un, Doctoresse.
Carla ne se fit pas prier. Tout en enfournant avec gourmandise la délicieuse pâtisserie dans sa bouche, elle jeta un coup d’œil à sa montre. Cette visite à domicile s’était éternisée et elle avait pris du retard pour la prochaine. Il allait falloir qu’elle se dépêche pour ne pas faire attendre les patients suivants. D’autant plus qu’elle risquait, une fois de plus, de faire quelques détours imprévus. Il fallait se rendre dans le village voisin et elle n’était pas certaine de trouver la rue du premier coup.
Alors que les deux retraités, côte à côte devant la porte d’entrée, lui adressaient des au-revoir de la main, le regard plein de tendresse, Carla se dit que cette visite tenait plus du goûter dominical chez des grands-parents que d’une consultation médicale.
➡️ Chapitre 2


