Arrivée sur le parking à l’entrée du village, Carla parcourut rapidement le dossier que Martine lui avait imprimé et qu’elle avait récupéré le matin-même au cabinet. Le prochain patient qui attendait sa visite était un homme de soixante-huit ans, cirrhose hépatique, diabète, consommation chronique d’alcool. Dans les notes, il était indiqué qu’il vivait seul et n’avait pas de famille proche, et, apparemment, ce détail semblait suffisamment important pour être mentionné. Elle tourna les pages du bout de l’index. Il y avait la liste des médicaments (longue), celle des antécédents (encore plus longue), ainsi que les résumés des dernières consultations. Quoiqu’elle ne fût pas bien sûre que résumé était le terme exact pour décrire les notes que le Docteur Fenouil avait laissées. Comment appelait-on un résumé d’un résumé ? Est-ce qu’il existait un mot pour ça ? On pouvait dire que son confrère était pour le moins concis et qu’il ne s’encombrait pas d’inutiles descriptions, ce qui, en d’autres circonstances, aurait pu être considéré comme une qualité, mais qui, en l’occurrence, n’aidait pas beaucoup Carla dans sa compréhension de la situation. Par ailleurs, Martine n’avait pas jugé bon d’imprimer la totalité des rapports d’hospitalisation (nombreux) et d’examens complémentaires (encore plus nombreux). Elle avait laissé un petit billet jaune sur le dessus de la chemise transparente dans laquelle elle avait soigneusement classé les documents, ponctué d’un petit bonhomme souriant, laissant entendre que cela ne justifiait pas l'abattage de trente-six eucalyptus.
Carla soupira. Elle aviserait sur le moment.
Elle lut une nouvelle fois l’adresse pour être certaine de l’avoir en tête puis s’enfila d’un pas rapide dans les rues du village. Elle était déjà en retard. Alors qu’elle repassait pour la troisième fois devant la fontaine sur la place centrale, elle réalisa qu’elle était complètement perdue et finit par se résoudre à pousser la porte de l’unique café de la rue principale pour demander son chemin.
— Comme ça, vous allez chez Fridolin ? demanda l’homme accoudé au comptoir, un verre de blanc posé devant lui. Je vous souhaite bonne chance. Il était déjà bien amoché quand il est venu boire son café pomme tout à l’heure.
Il dévisagea la jeune femme longuement avant de continuer.
— Au fait, tu serais pas par hasard la fille à Boulon, toi ? Longtemps plus revu, Boulon…
Carla hocha vaguement la tête, pas totalement certaine de la conduite à tenir dans ce genre de situation. Elle remercia poliment pour les informations et quitta rapidement le café.
Pour atteindre le domicile de Fridolin Bigoudi, il fallait se faufiler entre deux granges et traverser une petite cour. Sans les indications qu’on lui avait fournies au café, elle aurait pu chercher encore longtemps. Au fond de la cour se trouvait une vieille bâtisse étroite aux murs décrépis. Un escalier de pierre poli par des années de passage menait à l’entrée. Elle sonna à la porte. Une voix forte et pâteuse tonna :
— Y’a quoi ?
La jeune femme attendit que l'homme qui s’était exprimé vienne lui ouvrir, mais rien ne se passa. Elle l’interpela alors à travers la porte fermée.
— Monsieur Bigoudi ? Fridolin ? Vous êtes là ? C’est le médecin. Je viens pour la visite.
— Foutez-moi le camp.
Carla, mal à l’aise, essaya tant bien que mal de le raisonner.
— Je viens pour votre visite médicale habituelle. Vous pouvez m’ouvrir, s’il vous plait ?
— Foutez-moi le camp, je vous ai dit.
— Je… je me suis quand même déplacée exprès pour vous, Fridolin. Je remplace le Docteur Fenouil. On peut faire cette visite, alors ?
— Allez-vous-en.
Voyant qu’elle n’arrivait à rien de concluant, Carla redescendit la volée de marches et traversa la cour. Elle sortit son téléphone portable pour appeler au cabinet. Quand elle eut expliqué la situation à Martine, l’une des trois assistantes médicales du Docteur Fenouil, celle-ci fut sincèrement désolée.
— Écoute ma chérie, je crois que ça ne sert à rien d’insister. Fridolin peut être assez malcommode parfois, comme tu peux le constater. C’est pas un mauvais bougre, mais il a ses jours… T’es pas arrivée dans un bon jour, c'est tout. René le voit tous les deux mois environ. S’il n’y a pas d’urgence, à mon avis, laisse tomber.
— Tu as raison, ça me paraît un peu exagéré d’appeler la police pour forcer la porte. On m’a dit tout à l’heure au bistrot qu’il avait déjà un peu abusé de liqueur ce matin.
Pour toute réponse, Martine lâcha un énorme soupir qui traduisait le fait que l’état de son patient n’avait absolument rien d’inhabituel.
Carla avait encore deux personnes à voir dans le village avant midi et ce retournement inattendu de situation faisait qu’elle était désormais en avance pour ses prochains rendez-vous. Pour autant, bien qu’elle eût rêvé d’un espresso bien tassé, elle n’avait pas la moindre envie de retourner au café, où on lui aurait forcément posé toutes sortes de questions indiscrètes. Elle n’était pas du tout d’humeur à faire la causette, encore moins avec les drôles de zigotos qui peuplaient l’établissement à l’heure de l’apéro. Elle décida de s'arrêter à la fontaine et se passa de l’eau fraîche sur les bras et le visage.
La jeune médecin avait à peine entamé sa première matinée de travail qu’elle était déjà dépitée. Pourtant, elle n’avait vu que deux patients, au demeurant fort charmants, bu du café et mangé des biscuits. Rien de très éreintant dans ce programme, à vrai dire. Peut-être était-ce ses allergies qui la fatiguaient anormalement. Depuis qu’elle avait traversé la châtaigneraie un peu plus tôt, ses yeux ne cessaient de larmoyer, son nez coulait abondamment et les éternuements ne lui laissaient aucun répit. Mais surtout, la façon dont les gens du coin s’adressaient à elle la perturbait. Alors que les villages qu’elle traversait lui étaient étrangers et leurs habitants, inconnus, eux, en revanche, semblaient très bien la remettre.
La fille à Boulon.
Son père, Marc-André Boulon, était né et avait grandi dans ce village à la fontaine duquel, ce matin même, Carla se rafraîchissait, distant de quatre kilomètres et demi de celui où se trouvait le cabinet, comme l’indiquait son GPS. Une fois son diplôme en poche, Marc-André Boulon s’était installé dans la petite ville la plus proche et avait repris la Pharmacie de la Gare. Si bien que tout le monde, ou presque, dans un rayon de trente kilomètres, connaissait le Père Boulon, Marco de son petit nom, pharmacien de son état. La vie n’ayant pas été tendre avec lui, il ne lui restait plus aucune famille, excepté celle qu’il avait lui-même fondée, et la vie au village était demeurée un souvenir qu’il n’avait pas particulièrement envie de raviver, des visages souriants sur une photo posée sur la commode dans l’entrée. Marc-André Boulon et sa famille ne passaient pour ainsi dire jamais au village, l’autoroute étant désormais le moyen le plus rapide pour se rendre d’un point A à un point B. L'endroit était pourtant charmant, Carla aurait même dit bucolique, avec ses vieilles granges, ses maisons de pierres, ses trottoirs pavés, sa jolie fontaine surmontée d’un gros bac de fleurs, des géraniums ornant balcons et fenêtres. Malgré l’ambiance pour le moins particulière qui régnait dans le café, elle se prenait presque à regretter que son père ne les eût pas emmenées ici plus souvent, sa sœur et elle. Oh, et puis le village n’était tout de même pas peuplé uniquement de sexagénaires un peu trop portés sur la bouteille. Il devait bien y avoir des gens de son âge, des jeunes, des familles avec des enfants. Elle avait repéré un parc de jeux en arrivant. C’était tout de même pas Fridolin Bigoudi et ses amis qui venaient faire du toboggan. Quoique, on ne sait jamais de quoi sont capables certains après quelques cafés pomme. D’ailleurs, elle ne l’avait pas encore rencontré, cet énergumène, et elle se faisait probablement une idée tout à fait erronée de sa physionomie. Ce qui était certain, en revanche, c’est que d’ici deux mois elle connaîtrait les villages des environs et leurs habitants comme sa poche. De cela, elle n’en doutait aucunement. Elle connaîtrait même ce qu’elle n’avait pas envie, mais alors pas du tout envie de savoir : les vieilles querelles, les conflits familiaux, les dettes, les tromperies, les violences, les secrets dont elle serait malgré elle dépositaire. Des histoires dont les protagonistes lui seraient familiers. Des histoires dont elle ferait, peut-être, elle aussi partie. En acceptant ce poste, elle avait bien conscience que toutes ces ramifications narratives souterraines étaient indissociables de son travail de soignante. Il fallait prendre le tout, quitte à mettre parfois son poing dans sa poche. Elle se demandait bien si elle allait réussir à être à la hauteur de la tâche qui l'attendait. Mais elle n’avait, en vérité, pas d’autre choix. Rappeler René Fenouil pour qu'il vienne la sauver, alors qu’il se prélassait en compagnie de sa tendre épouse sur le pont d’un bateau au large des côtes turques n’était pas exactement une option envisageable.
➡️ Chapitre 3



Ça donne très envie de connaître les histoires de ces villages...