Ce mardi-là, Carla retourna voir Fridolin Bigoudi. Histoire de s’assurer que le bottillon qu’elle avait réalisé pour maintenir sa cheville était toujours en état. Fridolin Bigoudi devait être dans l’un de ses bons jours car non seulement il lui ouvrit la porte sans trop bougonner, mais, en outre, il lui offrit un verre d’eau et l'invita à s’asseoir à la table de la cuisine. Ce qu’elle fit de bon gré. Il tira une chaise et prit place en face d’elle, posant un peu brusquement sur le plateau de bois son verre rempli d’un liquide transparent – de l’eau, Carla osa l’espérer.
Entre eux, un silence s’installa, que Carla ne voulait pas briser trop rapidement. Elle aimait laisser planer cette attente, qui souvent incitait les gens à parler d’eux-mêmes. Du regard, elle examinait la pièce, le cendrier qui débordait au coin de la table, la pile de courrier sur une chaise, la vaisselle sale dans l’évier, les photos sur le petit meuble à côté de la porte. Son œil fut accroché par l’une d’elles en particulier : un homme et une femme, l’air très jeunes, très beaux, costard impeccable et robe blanche de mariée. Était-ce Fridolin Bigoudi et sa… femme ? Était-il marié ? Sa femme était-elle morte ? Quand ? Et de quoi ? Ou était-ce un autre couple ? Carla n’en avait aucune idée, elle n’avait pas trouvé ces informations dans le dossier de son patient.
Lorsque son regard se reposa sur l’homme en face d’elle, elle constata qu’il la fixait intensément en fronçant les sourcils, les deux mains serrées autour de son verre, si fort que les articulations de ses phalanges blanchissaient. Puis soudain, la question fusa :
— Doctoresse Boulon… vous seriez pas la fille à Marco ?
Carla écarquilla les yeux. Toutes ces personnes qui semblaient connaître sa filiation, alors qu’elle-même ignorait jusqu’à leur existence, c’était épatant. Elle hocha la tête.
— C’est exact. Vous… vous connaissez mon père ?
— Et comment ! On est de la classe.
Nouveau silence.
— Mais on le voit plus, ici. Depuis longtemps.
C’était dit comme un reproche.
— Vous… vous étiez… amis ? osa Carla, d’une voix mal assurée.
— On peut dire ça comme ça, ouais. Mais il est parti à la ville, il a ouvert son officine, et il nous a oubliés. En même temps… je le comprends. Quand Gabrielle est décédée, qu’est-ce qui le retenait ici ? Moi ? Haha. Je crois pas.
Il laissa échapper un petit rire triste.
— Gabrielle…?
— Gabrielle, sa mère. Ta grand-mère, quoi. Une femme au grand cœur. Partie beaucoup trop vite. Elle avait pas la cinquantaine. Je sais pas si c’est le chagrin d’avoir perdu Jojo. Pour sûr, elle s’en est jamais remise. Son Jojo. Garce de montagne, quand même, qui nous prend les bons types.
Carla tentait de faire les liens. Jojo, Joseph, son grand-père. Tout ce qu’elle savait, c’est qu’il avait déroché quand son père à elle avait quatorze ou quinze ans. Une tragique histoire. C’était plutôt étrange de venir pour une visite médicale et d’être tout d’un coup plongée dans son histoire familiale qu’elle connaissait, au fond, si peu.
La médecin jeta un rapide coup d’œil sous la table. Le bottillon semblait en bon état. Aussi, elle osa une nouvelle question qui n’avait absolument rien à faire dans son anamnèse médicale :
— La maison… c’est laquelle ?
— La maison ?
— La maison des Boulon.
— Il t’a jamais montré ?
Carla ne se souvenait pas. C’était possible qu’ils y soient passés, avec ses parents, quand elle était plus jeune. Mais, même si c’était le cas, c'était il y a trop longtemps pour qu’elle soit capable de retrouver l’endroit.
— J’ai un très mauvais sens de l'orientation. Vous seriez d’accord de me montrer où elle est ?
Fridolin se lança dans des explications, que Carla coupa rapidement.
— Venez plutôt avec moi, j’aimerais vous voir marcher. Avec le bottillon que je vous ai fait. Comme ça on fait d’une pierre deux coups. Je m’assure que tout va bien pour votre cheville et vous m’aidez à repérer la maison de mes ancêtres.
Cette demande incongrue eut pour mérite de décrocher un petit sourire sincère à Fridolin, qui, à la grande surprise de Carla, ne rechigna pas à se lever et à la devancer dans l’escalier.
Une fois devant la maison des ancêtres de Carla, qui était actuellement occupée par un couple avec deux enfants, comme l’indiquaient les noms sur la boîte aux lettres, Fridolin Bigoudi lui confia soudainement :
— Ça change.
— Quoi donc ? La maison ? C’est très différent d’avant ?
— Non. Ça change d’avoir une doctoresse.
Il y eut comme un instant de flottement. Puis l’homme changea brusquement de sujet :
— Si tu veux aussi leur rendre visite dans leur dernière demeure, ils sont à la troisième rangée sur la droite.
Carla mit un instant à comprendre de quoi il parlait.
— Co… comment vous savez ça ?
— Ils sont pas loin de Berthille. Je passe devant à chaque fois que je vais lui rendre visite. Paix à leurs âmes.
— Berthille…?
— Mon seul et unique grand amour.
Un silence de plomb remplit l’espace autour d’eux. Les yeux de Fridolin brillaient d’un éclat inconnu et son menton tremblottait. La conversation prenait un tournant inattendu, particulièrement intime. La jeune femme sentit les larmes lui monter aux yeux.
— Qu’est-ce que…
Fridolin déglutit péniblement.
— Un bête accident. Les accidents c’est toujours bête, tu me diras. Renversée par une voiture. On venait de se marier. On avait à peine vingt ans.
— C'est elle sur la photo, dans votre cuisine ?
Le regard de Fridolin s’illumina.
— Elle était belle, hein ?
Carla se mordit la lèvre inférieure et hocha la tête en silence. Elle avait sous ses yeux une version de Fridolin Bigoudi tout à fait différente de ce qu'elle avait vu jusque là, tout à fait différente de ce qu’elle s’était imaginé de lui au travers de leurs deux dernières brèves rencontres. Sous le masque de l’alcoolique bourru, revêche, malcommode, taiseux se cachait un homme vulnérable, fidèle, amoureux, dévasté. Un être hypersensible qui avait fait de son mieux pour supporter l’insupportable. Elle pouvait sentir comment, au tournant d’une route, sous l’impact meurtrier d’un véhicule sorti de nulle part, sa vie avait brutalement changé, comment ses rêves s’étaient tragiquement brisés en mille morceaux, qu’il n’avait jamais pu recoller. La femme qu’il aimait, disparue à tout jamais. Une seconde, une seule, fini, terminé.
Elle eut soudain envie de le prendre dans ses bras. Cet homme l’émouvait d’une manière déconcertante. Mais elle se contenta de lui adresser un petit sourire désolé, sans toutefois parvenir à retenir la larme qui avait dégringolé du coin de sa paupière.
— Fridolin ? murmura-t-elle finalement. Il faut que je continue mes visites. J’aimerais bien rester discuter encore avec vous, mais j’ai d’autres personnes à voir. Merci pour tout. Je reviendrai d’ici quelques semaines.
Puis elle montra le bottillon.
— Votre cheville, ça va vers le mieux, de ce que je vois. Il faudra encore un peu de patience. C’est six semaines, en tout. Mais vous pouvez faire votre vie sans trop vous en soucier.
L’après-midi, Carla avait rendez-vous avec Florence, sa psychologue. Elle avait décidé, non sans culpabilité, de prendre ce temps pour elle, se remémorant les sages paroles d’Angie. Il faut que tu prennes soin de toi si tu veux pouvoir prendre soin des autres. En l'occurrence, s’occuper de ses attaques de panique, de son anxiété, de ce cruel manque de confiance en elle, de ce sentiment d’incompétence qui lui collait sans cesse à la peau, semblait être un non-négociable pour faire son travail correctement, mais aussi – même si elle ne parvenait pas à se l’avouer complètement, c’était peut-être là son besoin le plus profond – pour développer une relation apaisée avec Angie. Une belle relation, une relation qui parte sur de bonnes bases, propres, nettoyées des saletés du passé. Florence ne l’avait plus revue depuis plusieurs années, mais elle avait compris les tenants et les aboutissants de la situation actuelle après seulement quelques minutes d’entretien, au grand soulagement de Carla qui sentit comme un poids quitter ses épaules, rassurée d’avoir un regard extérieur sur ce qu’elle vivait, de savoir qu’elle ne serait pas seule à l’intérieur du tambour d’une machine à laver lancée dans un essorage à mille quatre cents tours minute sans savoir comment en sortir, qu’elle aurait, au pire, Florence pour lui tendre une perche salvatrice.
— Je crois que je suis en train de tomber amoureuse.
C’était la première fois que Carla formulait cela à haute voix. Qu’elle le formulait tout court, en fait. Et cette idée lui paraissait incongrue. Ce sentiment n’avait plus sa place dans la palette de ce qu’elle s’était autorisée à ressentir ces dernières années et elle avait cette étrange impression d’avoir outrepassé un interdit. La même que lorsqu’elle avait fumé sa première clope, ado. Grisante, effrayante. À la différence près que la clope avait eu un goût dégueulasse et qu’elle n’avait jamais recommencé. Alors que tomber amoureuse... C’était un feu d’artifice dans sa poitrine, les premières notes d’Underwater love1, et toutes celles qui suivaient, aussi. Mais la terreur était la même, car elle savait, d’expérience, que les conséquences de tomber amoureuse pouvaient se révéler aussi désastreuses que celles du tabagisme. Si pour la clope, quoi qu’en dise Philip Morris, ça se finissait toujours mal, elle se raccrochait à l’espoir que toutes les histoires d’amour n’étaient pas vouées à la catastrophe. Du moins, celles des autres. En ce qui la concernait, les siennes avaient été une succession de douloureux échecs qui l’avaient, bien plus sûrement qu’une cigarette, terrassée par en dedans. Mais les autres humains n’étaient pas des mégots qu’on écrase sur un muret en jurant de ne plus jamais recommencer.
Et en cet instant précis, elle en avait furieusement envie. De recommencer.


