— Annie. Ton tour.
La femme, dans la septantaine, referma le magazine qu’elle était en train de lire et le déposa sur la table basse, puis se leva et emboîta le pas à la Doctoresse Boulon. La porte du bureau était à peine fermée qu’elle s’exclama :
— Carla ! Si je m’étais imaginé ça ! En tout cas, je suis contente que ce soit toi qui me soigne.
Elle accrocha son sac à main sur le dossier de la chaise et continua.
— Comment vont papa et maman ? Tu leur passeras le bonjour de ma part.
Carla acquiesça de la tête, tout en sachant très bien qu’elle n’en ferait rien. Elle était tenue au secret médical et estimait que même si sa patiente lui avait dit cela, elle l’avait fait plus par habitude que par véritable désir qu’elle transmette ses salutations. Une de ces conventions sociales étranges que la jeune femme ne comprenait pas très bien.
Avant même d’avoir posé ses fesses sur la chaise, Annie embraya :
— Bon, papa je le vois de temps en temps à la pharmacie, même si c'est généralement Yvan qui me prend les médicaments, tu sais, j’ai de la tension. Il passe en rentrant du travail, c’est sur son chemin. Comme ça j’ai pas besoin de me déplacer exprès.
Carla ne savait pas vraiment qui était Yvan. Son fils, peut-être. Elle connaissait suffisamment Annie Serpolet pour la tutoyer, mais ignorait à peu près tout de sa généalogie. Elle ne demanda pas. Même si elle en avait eu envie, Annie ne lui en laissa pas le temps.
— Mais c'est pas pour ça que je viens. Je viens te voir parce que j’ai les jambes gonfles, mais gonfles, ça fait bien plusieurs mois que ça dure, mais là avec c’te tchiaffe je te dis pas. Regarde voir ça.
La patiente souleva le bas de ses pantalons de flanelle, découvrant des chevilles très œdématiées, saucissonnées dans des sandales de cuir.
— Heureusement Martine a trouvé une place aujourd’hui. J’ai déjà vu le Docteur Fenouil pour ça, mais il voulait que je mette des bas de contention…
Elle secoua la tête de dépit.
— J’espère bien que tu vas pas me dire toi aussi qu’il faut que je mette ces machins horribles.
— Et qu’est-ce que tu as fait pour le moment, pour ces jambes gonflées ?
— Je mets les pieds dans un baquet d’eau froide. Ça aide. Mais je peux pas passer la journée avec les pieds dans l’eau ! Et je vais marcher. Tous les jours. Ils ont aménagé un joli chemin piéton le long de la Floutche, je fais l’aller-retour jusqu’au pont du Biaz. Plus loin, après le rond-point, y’a trop de circulation, c’est pas agréable. Mais l’aller-retour jusque là c’est déjà plus que suffisant.
— Ah mais c’est parfait tout ça, c’est un très bon début, il ne faut surtout pas arrêter.
— Pour ça, je suis consciencieuse, hein. Docteur Fenouil m’a donné une brochure avec la liste de tout ce qu’il faut faire et pas faire. Je suis les recommandations à la lettre. Le coussin sous les pieds la nuit, les douches froides, tout ça. Mais les bas…
Un silence s’installa tandis que la doctoresse jeta un œil au dossier, lut en travers quelques rapports d’examens, quelques courriers de spécialistes, avant d’avancer avec précaution :
— Alors je vais pas te mentir, Annie, au risque de te décevoir, mais les bas de contention sont vraiment le traitement recommandé pour ton souci de jambes gonflées. J'ai vu que tu avais consulté un angiologue…
— L’année passée, oui, la coupa Annie, il m’a enlevé les varices. Et il m’a dit de mettre les bas. Il m’a fait une ordonnance, mais je dois t’avouer que je ne suis jamais allée les chercher, ces bas.
Carla lui donna quelques explications sur la physiologie de l’insuffisance veineuse et la raison pour laquelle il était important de marcher régulièrement, de garder les jambes surélevées le plus souvent possible et de porter des bas de contention.
En face d’elle, sa patiente haussa les épaules, l’air blasé.
— Oh mais je sais tout ça. Docteur Fenouil et l’angiologue, ils m’ont déjà expliqué ceci maintes et maintes fois. Moi j’espérais que tu aurais une petite pilule à me donner...
— Je n’ai malheureusement rien qui fasse des miracles. Et surtout rien qui t’éviterait le port des bas de contention. Je sais bien que ce n’est pas très seyant et que ça serre. Enfin, ça, c’est l’objectif, que ça serre…
— Oui, bon, tu as déjà mis des bas de contention, Carla ?
La médecin eut un petit mouvement de recul, surprise par cette question.
— Je dois t’avouer que non.
— Vous les médecins vous êtes tous pareils. Vous prescrivez des trucs, mais vous en avez absolument aucune idée de ce que c’est, en vrai. Je t’ai connue haute comme ça et maintenant tu viens me dire qu’il faut que je mette des bas de contention.
— Écoute, Annie. Je vois bien que ça te plaît pas, mais je pense que tu devrais essayer quand même. Je te refais une ordonnance, tu les portes quelques jours et tu vois. C’est peut-être pas si terrible que ça… Et peut-être même que tu te sentiras mieux.
La septuagénaire lui lança un regard dans lequel se lisait tout le bien qu’elle en pensait. Cette idée n’avait pas l'air de l’enchanter, mais elle capitula :
— Bon bon, tu as raison. Je vais essayer. Mais c’est bien parce que c’est toi !
Lorsqu’elle referma la porte de son bureau après avoir pris congé de sa patiente, Carla profita de quelques minutes de calme avant sa prochaine consultation. Elle ouvrit la gourde qui trônait à côté de son ordinateur et prit une grande rasade d’eau fraîche. Puis elle sortit de son sac un objet qu’elle tourna et retourna entre ses mains, un drôle de sourire aux lèvres. C’était une petite carte, de la taille d’une carte postale, qu’elle avait trouvée dans sa boîte à lettres le matin-même. Elle n'avait donné son adresse temporaire à personne et ne s'attendait pas à recevoir du courrier, mais par un geste machinal elle contrôlait toujours s’il y avait quelque chose lorsqu’elle partait ou revenait à l’appartement. Or, ce matin, elle y avait trouvé une enveloppe, sur laquelle était inscrit son prénom. Juste son prénom. Et à l’intérieur, un collage magnifique qui représentait un soleil et un cavalier, sur un fond d’articles de journaux divers. De cette composition émanaient des vibrations colorées et beaucoup de délicatesse. Au verso, un petit mot signé A. Simplement A.
Merci pour samedi.
Elle trouvait ça excessivement adorable.
C’était vrai que samedi avait été une belle journée. Elle était heureuse que sa relation avec Angie se fût radoucie. Elle appréciait particulièrement la retenue dont iel savait faire preuve. Elle avait l’impression qu’iel comprenait instinctivement les limites qu’elle lui imposait, sans jamais tenter de les franchir. Mais en cet instant, elle n’avait pas le temps de s’attarder sur l’agréable souvenir de cette journée, les mains d’Angie sur sa peau, ses doigts entrelacés aux siens, cette douce sensation qui l’avait envahie. Une longue file de patients l’attendaient dans l’étuve qu’était la salle d’attente et elle ne pouvait pas les laisser mariner ainsi. Aussi, elle remit avec précaution la carte dans son sac et se leva pour aller chercher son patient suivant.
Plus les jours passaient, plus Carla comprenait à quel point la patientèle du cabinet était diverse. Jeunes et moins jeunes, parfois quelques enfants – même s’ils allaient désormais plutôt directement chez le pédiatre en ville, ce qui arrangeait Carla qui ne se sentait pas tout à fait à l’aise avec cette frange de la population. Maladies chroniques, troubles psychiques, petites infections bénignes, problèmes de peau, un peu de traumatologie (les plâtres et les sutures), des check-ups et, ce qu’elle détestait le plus au monde, les demandes pour des certificats d'aptitude à toutes sortes d’activités. De nos jours, on ne pouvait même plus participer à un tournoi de pétanque sans qu’un médecin ait confirmé l’absence de contre-indication médicale à ce sport ô combien extrême (insolation, coups de soleil, coma éthylique provoqué par une trop grande ingestion de pastis, traumatisme crânien conséquent à une mauvaise estimation des distances : la pratique était bien plus dangereuse qu’on le pensait). Que voulez-vous, plus personne ne voulait prendre de risque, tout le monde cherchait à couvrir ses arrières, et Carla comprenait que s’il arrivait malheur, ce serait inévitablement sur elle que cela retomberait… Mais qui était-elle pour juger de cela ? Elle n’avait qu’une envie, faire un autodafé de tous ces formulaires inutiles, brasier autour duquel on tournerait en ronde joyeuse en proférant des insanités. À cette exception près, Carla appréciait la variété des problématiques qui lui étaient soumises chaque jour, le grand écart que devait parfois faire son esprit pour passer de l’une à l’autre. L’ennui ne faisait pas partie de ses journées. Elle constatait aussi que les gens venaient parfois de loin pour la consulter. Ils n'avaient pas changé de médecin après un déménagement, continuant à s’en remettre aux bons soins du Docteur Fenouil. Certains appréciaient tout simplement la façon de travailler de celui-ci, sa personnalité, sa vision du soin, et n’hésitaient pas à faire de nombreux kilomètres pour venir le voir. La doctoresse remplaçante espérait ne pas essuyer trop de désillusions de leur part, lorsqu’ils se retrouveraient, en lieu et place de l'éternel Docteur Fenouil, face à une jeunette inexpérimentée. Elle avait, par moment, l’impression d’être une vaste supercherie.
Si, alors qu'elle refermait la porte sur Annie Serpolet, la Doctoresse Boulon était plutôt satisfaite de la manière dont sa dernière consultation s’était déroulée, quelques heures plus tard, au moment où elle quittait son cabinet, sa confiance en elle se trouvait au trente-huitième sous-sol.


