De l’autre côté du portail de bois se trouvait la réplique exacte du jardin d’Alice au Pays des Merveilles, ou du moins de l’idée que Carla se faisait du jardin d’Alice au Pays des Merveilles. Ici, point de gigantesques champignons magiques, de chenilles fumeuses de narghilé ou de fleurs qui parlent. Le jardin n’avait rien d’une hallucination et entre ses quatre palissades croissaient une variété incroyable de fruits, de légumes, de plantes aromatiques et de fleurs multicolores. Une végétation luxuriante, odorante, vivante. Un cabanon de jardin de dimensions respectables occupait toute la partie gauche de l’espace. Sous son auvent, la table était mise et trois personnes s’affairaient déjà à la préparation du brunch. D’une furtive pression sur le bras, Angie invita Carla à avancer.
Il y avait comme un froid qui s’était installé entre elleux depuis que la jeune femme avait précipitamment quitté l’appartement d’Angie, trois jours auparavant. Oh, pas un froid polaire, pas grand-chose, à peine une petite brise d’automne. Mais cela suffisait à rendre la relation plus distante, moins fluide. Carla avait d’abord hésité, un peu honteuse de la tournure qu’avait prise la soirée. Elle se sentait inconfortable de s’être sauvée comme une voleuse et s’inquiétait de l’interprétation qu’Angie avait pu faire de cette fuite soudaine et inattendue. La soirée avait pourtant si bien commencé. Elle craignait qu’iel ne se soit senti rejeté, car ce n’était pas du tout son intention, au contraire. Elle l’aimait bien, vraiment. Peut-être même un peu plus que vraiment. Elle aurait préféré réagir différemment, mais elle avait été submergée par ses émotions, par cette panique incontrôlable. Elle se sentait tiraillée par des sentiments contradictoires. Elle avait à la fois terriblement envie et affreusement peur que leur relation devienne plus intime, terriblement envie de passer du temps avec Angie, affreusement peur de se dévoiler, terriblement envie de se rapprocher, affreusement peur de se rendre vulnérable. Finalement, elle s’était rendue au rendez-vous, samedi matin, dix heures trente à la fontaine. Et lorsqu’elle avait vu le soulagement se peindre sur le visage d’Angie à l’instant où iel l’avait aperçue, elle aussi s’était sentie apaisée. Pour autant, une sorte de malaise silencieux flottait entre elleux, que même leur maladroite tentative d’accolade amicale n’était pas parvenue à dissiper. Dans le siège passager de la voiture d’Angie, son nystagmus perdu dans le paysage, Carla s’était consciencieusement rongé les ongles tout au long du trajet. Fort heureusement, celui-ci ne fut pas long et un terme fut rapidement mis au supplice.
— Bienvenue dans notre jardin, lui dit Angie en poussant le portail.
Le sourire qui creusait sa fossette aida Carla à se détendre un peu. Notre jardin. Elle allait enfin savoir qui se cachait derrière ce mystérieux nous. Angie s’avança pour faire les présentations.
— Salut les loulous, je vous présente Carla. Carla, je te présente Mateo, Erwan et Val.
Une goutte de sueur glissa le long de son dos lorsqu’elle réalisa qui se trouvait devant elle.
Val. La fille aux cheveux roses.
Dans l'esprit de Carla, un dossier patient se superposa au visage de la jeune femme : Valentine Bonheur, trente-six ans, cystite. Cela devait bien arriver. En travaillant et vivant dans un petit village, non loin du lieu où elle avait grandi, il était inévitable que la frontière entre sa vie privée et sa vie professionnelle devienne légèrement poreuse, voire parfois franchement inexistante. Elle allait forcément soigner des personnes qu’elle connaissait – de près ou de loin –, forcément aussi croiser ses patients et patientes au café, à la boulangerie, au coin d’une rue… ou, à tout hasard, dans un brunch du samedi entre amis. Alors que Carla réfléchissait à l’attitude qu’elle devait adopter face à la fille aux cheveux roses, celle-ci ne s’encombra pas de formalités et la prit par les épaules en s’exclamant :
— Trop contente que tu sois là ! Qu’est-ce que tu bois, bichette ? Bière ? Vin blanc ? Il y a aussi des infusions froides et de l’eau si tu préfères un truc sans alcool.
C’était effectivement un peu trop tôt pour l’alcool, si elle ne voulait pas finir pompette avant le début de l’après-midi. Elle gardait encore un cuisant souvenir du week-end précédent et n’avait pas particulièrement envie de répéter cette désagréable expérience, d'autant plus en présence de personnes susceptibles de se retrouver de l’autre côté de son bureau de médecin. Elle tenait à préserver ce qu’il lui restait de dignité. Et de crédibilité, par la même occasion.
Tout en lui servant un grand verre d’infusion froide mélisse-lavande, Val continua :
— C’est trop chouette d’avoir une jeune femme médecin au village ! Ça nous change du Docteur Fenouil. Même s’il est très bien, Fenouil, c’est… différent. Entre nous, on se comprend, ajouta-t-elle avec un clin d’œil.
Avisant la moue dubitative qui s’était peinte sur le visage d'Angie, Val piocha un bâtonnet de carotte sur la table, le trempa dans la coupelle de sauce au yoghourt, croqua dedans bruyamment et reprit :
— Oui, tout le monde sait ce que tu penses de Fenouil, Angie. N’empêche, moi je trouve que c’est un bon toubib.
— C’est qu’il y a pas beaucoup de médecins qu’Angie porte dans son cœur, précisa Mateo à l’attention de Carla, sans quitter des yeux les tomates qu’il découpait avec une étonnante application.
— J’ai cru comprendre cela… lui répondit celle-ci.
— Enfin, ça c’était jusqu’à ce qu’iel te rencontre, s’exclama Erwan, l’air taquin.
Angie, resté impassible à cette remarque, asséna plutôt froidement :
— S’il te plaît, Carla, ne le prends pas personnellement, mais pour survivre à une consultation médicale sans subir trop de violence, pour les personnes comme moi, ça signifie qu'il vaut mieux se taire. En dire le minimum, s’en tenir au strict nécessaire.
Carla le fixa intensément, le regard interrogateur.
— Mais… si tu ne peux pas avoir confiance en les médecins, pourquoi tu m’as raconté toutes ces choses sur… toi ? Sur… ta vie ?
— Bichette, lui répondit Val, déconcertée, tu n’as pas compris ? C’est pourtant tellement évident… S’iel t’a raconté sa vie, c’est justement parce qu’iel n’a pas la moindre intention que tu deviennes sa médecin !
Ce disant, elle ouvrit un paquet de chips au paprika qu’elle versa dans un grand saladier, en grignotta quelques unes au passage. Tandis que Mateo et Erwan s’étaient dirigés vers le grill pour préparer un feu pour les grillades, Angie entreprit de déballer les victuailles qu’iel avait amenées : cake courgette-feta, salade de quinoa, un gros pain de campagne, encore des sauces et encore des chips. C’était certain, iels n’allaient pas ressortir de ce jardin en ayant encore faim. Carla, debout à côté d’Angie, ne savait pas trop que faire de ses mains. Elle n’avait même pas de poche à sa robe à fleurs, où les y enfiler discrètement. Les bras qui pendaient mollement de chaque côté de son corps, elle se sentait comme la cinquième roue du carrosse. La proximité d’Angie la rassurait autant qu’elle la rendait nerveuse. Depuis qu’iels étaient arrivés au jardin, l’air entre elleux s’était rempli d’électricité. Iels se tournaient autour sans jamais se toucher, comme des papillons de nuit autour d’une ampoule incandescente. Un millimètre de plus, c’était partir en fumée. Cela lui demandait une énergie folle de se maîtriser, de garder le contrôle sur chacun de ses gestes, et cela résultait en une présence au monde assez peu spontanée.
On passa rapidement à table et Carla fut soulagée d’avoir enfin les mains occupées. Les amis d’Angie étaient adorables et lui avaient fait un accueil tout à fait chaleureux, elle devait le reconnaître, mais leur petit groupe semblait fonctionner ensemble depuis trop longtemps pour qu’elle arrive à s’y faire une place rapidement. En retrait, elle écoutait les discussions d’un air absent, les private jokes auxquelles elle ne pouvait pas rire. Elle les observait comme des poissons dans un aquarium, la vague impression de nager en périphérie, se cognant parfois à la vitre invisible qui les séparait. Ça avait toujours été difficile, pour elle, de s’intégrer aux groupes déjà formés, de trouver la brèche dans laquelle s’engouffrer, un corps étranger risquant à tout moment le rejet. Elle s’était composé un sourire de façade, mais elle réalisa bien vite qu’il ne faisait aucunement illusion, quand elle entendit Val rabrouer doucement son voisin de table en lui passant le plat de salade verte :
— Angie, bichette, occupe-toi un peu de ta copine, la pauvre, elle a l’air un peu perdue.
Carla secoua ses boucles châtain clair.
— Ça va, ça va, ne vous inquiétez pas pour moi. Tout va très bien.
Angie lui adressa un petit sourire navré, un peu coincé, sans pour autant se montrer plus chaleureux, et Val entreprit de lancer la discussion sur un sujet d’actualité, que Carla tenta d’attraper au vol, sans trop de succès. Elle avait toujours un ou deux trains de retard, dans les conversations. Le temps d’élaborer un avis dans sa tête, elle avait déjà manqué l’occasion de le formuler à voix haute.
Tandis que les appétits s’étaient doucement rassasiés et que le niveau des plats baissait de plus en plus lentement, Val leva les yeux vers le ciel, scruta la position du soleil d’un œil expert et déclara sur un ton sans appel :
— Bon, on se bouge les fesses, les gars ?
Cette femme avait une énergie communicatrice qui épuisait Carla autant qu’elle la fascinait. Une espèce d’absence de filtre et de retenue. Une présence qui ne s’excusait pas.
Sa phrase agit comme un signal qui mit en mouvement le groupe. Sans un mot, on s’activa telles des petites fourmis qui connaissaient parfaitement leur rôle et en moins de deux la table fut débarrassée, les victuailles restantes mises au frais, la vaisselle lavée, séchée, rangée, les sacs préparés, et tout le monde s’entassa dans la voiture d’Angie.
Carla vérifia une dernière fois qu’elle avait bien tout le nécessaire et s’installa dans le siège passager, que Val, une main sur la portière, lui indiquait avec déférence.
— À toi l’honneur, bichette, la place du mort.
Carla tiqua et une drôle de grimace dut se dessiner sur son visage, car Val se reprit rapidement :
— Oh, c’était une blague, bichette. En route, joyeuse troupe !
Et elle claqua la portière.


